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Cet article détaille les difficultés posées par la vérification des preuves vidéos de la récente répression des manifestations à Dakar, et montre comment l’Evidence Lab a pu géolocaliser une potentielle exécution extrajudiciaire commise par la police sénégalaise.
Dakar rises : potentielles exécutions extrajudiciaires dans la capitale
L’arrestation de l’opposant sénégalais Ousmane Sonko, le 1er juin 2023, a déclenché une vague de protestations spontanées dans la capitale sénégalaise. Ces manifestations ont été brutalement réprimée par les pouvoirs publics sénégalais, faisant un usage excessif de la force et limitant la liberté d’expression et d’information comme l’a déjà dénoncé Amnesty. Depuis le 1er juin2023, selon le comptage d’Amnesty, 23 personnes ont été tuées et, selon la Croix-Rouge sénégalaise, plus de 390 blessés.
Plusieurs groupements de fact checkers et d’analystes en sources ouvertes ont déjà mobilisé des images disponibles de ces événements pour remettre en question les stratégies de réponse du gouvernement sénégalais, et en particulier son utilisation présumée de « nervis » armés et sans uniforme, observés en étroite collaboration avec la police sénégalaise sur plusieurs vidéos.
L’Evidence Lab et le bureau régional d’Amnesty International à Dakar, passent actuellement au peigne fin le contenu ayant circulé sur les réseaux sociaux et envoyés directement à Amnesty pour s’assurer que les crimes et les exécutions extrajudiciaires potentielles à Dakar ne resteront pas impunis. Vérifier -et géolocaliser- des contenus vidéos dans une ville comme Dakar reste néanmoins ardu, compte tenu de l’évolution fréquente du paysage urbain (rendant les comparaisons avec des photos archivées dans Google Street View difficiles par exemple), des rues relativement étroites et plus généralement du manque d’indices facilitants la géolocalisation (panneaux indicateurs, panneaux de signalisation, commerces, etc.). La collaboration avec les chercheurs d’Amnesty basés au bureau régional a été crucial pour réussir à situer certains évènements ayant eu lieu la première semaine de juin.
Un cas en particulier a attiré l’attention des médias internationaux et fait sensation au Sénégal; la mort d’Abdoulaye Camara, un producteur et artiste de hip-hop connu sous le nom de Baba Kana. Abdoulaye Camara a été abattu par la police le 3, comme l’a expliqué un temoin de la scène à Amnesty International: « Ce samedi 3 juin, Abdoulaye était allé rendre visite à un de ses amis à Ouagou Niayes. Sur le chemin du retour vers Niarry Tally, il a rencontré une foule de manifestants et de policiers et a été blessé par des balles. Dans des vidéos qui ont largement circulé sur les réseaux sociaux, on voit qu’il a ensuite été tabassé par les policiers du commissariat HLM alors qu’il était au sol et entraîné dans la rue. Tout au long de la journée de dimanche, nous avons fait des allers-retours aux HLM et au commissariat de Dieuppeul pour savoir s’il s’y trouvait, mais au niveau de la brigade des sapeurs de Dieuppeul, on nous a dit qu’un corps soi-disant « ramassé dans la rue » y avait en effet été déposé par la police samedi soir. Enfin, lundi, nous avons pu retrouver son corps à la morgue de l’hôpital Dalal Jamm de Guediawaye ».
Tentatives infructueuses
En effet, sur diverses vidéos circulant sur les réseaux sociaux et analysées par l’Evidence Lab, Abdoulaye Camara est vu être frappé et traîné au sol par des policiers dans au moins deux vidéos distinctes (photos des vidéos 1 et 2 ci-dessous), prises depuis des balcons de l’autre côté de la rue. Dans une troisième vidéo (toujours n°3), filmée depuis le bout de la rue au niveau de la chaussée, montre un grand nombre de policiers, mais Abdoulaye Camara n’est pas visible.
L’identification du quartier de Dakar où se sont déroulés ces événements a été très facile, les auteurs des vidéos ayant eu la brillante idée de marquer les images du nom du quartier où se sont déroulés les événements : Ouagou Niayes à HLM, au sein de la commune de Biscuiterie. Cependant, aucune des vidéos n’a immédiatement fourni d’indices exploitables afin de géolocaliser ces vidéos avec précision. Plusieurs tentatives ont été faites afin de repérer des éléments distinctifs, notamment la boutique rouge vif que l’on aperçoit sur le côté gauche de l’image n°1 ci-dessus, l’enseigne bleue et blanche qui apparaît à la fois dans les vidéos n°1 et 2, ou le blocs de béton distinctifs blancs et rouges marquant le trottoir sur la vidéo n°3. Toutes ces tentatives se sont avérées inutiles, notamment parce que les enseignes des magasins étaient illisibles et que les magasins n’étaient référencés sur aucune carte.
La piste soufie
Vers la fin de la vidéo n°3, cependant, on voit un petit monument blanc assez distinctif depuis lequel des passants observent les violences policières en cours. Sur ce monument est accroché une plaque, dont seulement quelques mots sont lisibles, du fait de la basse définition de la vidéo. L’analyse de la vidéo Tiktok d’origine (avant qu’elle soit re-partagée via Twitter) offre néanmoins une définition légèrement meilleure et a permis de déchiffrer quelques mots supplémentaires.
Alors que la version twitter ne permet de déchiffrer que le premier mot, « place », la vidéo Tiktok permet d’obtenir les éléments de phrase suivants : « Place Serigne Babacar […] Khalife Général […] ». Malgré le fait que « Serigne Babacar » soit un nom extrêmement courant au Sénégal, un seul d’entre eux semble avoir été un Khalife général : Serigne Babacar Sy Mansour, le Khalife général de la tariqa Tijaniyyah, un ordre soufi présent en Afrique de l’Ouest.
La place Serigne Babacar Sy Mansour est pourtant introuvable sur les cartes en ligne, même par des recherches ciblées dans les HLM et Ouagou Niayes. Une vidéo Youtube , postée seulement deux semaines avant le début des manifestations, montre bien le monument fraîchement construit avec le portrait de Serigne Babacar Sy Mansour, ainsi que, sur le côté opposé, la plaque aperçue dans la vidéo n°3.
Cette vidéo a permis d’effectuer des recherches Google plus ciblées sur des contenus liés à Serigne Babacar Sy Mansour autour de la date d’inauguration du monument, soit le 19 Mai2023, en utilisant des mots clés de la plaque susceptibles d’avoir été utilisés dans la couverture médiatique autour de cet évènement. La vidéo a aussi permis de confirmer que nous étions sur la bonne piste, les blocs de béton rouge que l’on apercevait sur la photo de gauche ci-dessus correspondant à ceux aperçus dans la vidéo n°3.
Des recherches Google ciblées utilisant des opérateurs de recherche et des mots clés de la plaque (« inauguration », « Mouhamadou Djibril Wade » etc.) ont conduit à la page Facebook officielle de la commune de Biscuiterie, et la recherche de contenus postés vers la seconde quinzaine de mai 2023 a rapidement conduit à une autre vidéo de l’inauguration, dont la légende, en français, faisait référence à l’ancien nom ce qui est devenu la place Serigne Babacar Sy Mansour : « Place Lemgui ».
La place Lemgui est référencée dans Google Maps et apparaît sur Street view, ce qui a permis très rapidement de repérer la rue vue dans la vidéo n°3, mais aussi de repérer l’endroit exact où Aboulaye Camara est vu blessé et maltraité par des policiers le 3juin 2023.
Les moindres détails comptent : leçons pour les futures géolocalisations
En théorie, avec suffisamment de temps et de ressources, la quasi-intégralité des contenus postés sur les réseaux peut être géolocalisée. La traque et la collecte de preuves fiables grâce à l’analyse du contenu digital restent néanmoins extrêmement difficile dans certains contextes. Dakar n’est typiquement pas une cible facile pour les analystes travaillant en source ouverte.
Cette étude de cas montre cependant comment l’analyse méthodique d’indices visuels et les cycles essais/erreurs permettent de progresser lentement pour identifier des endroits spécifiques où des violations des droits humains se sont produites. Ce processus chronophage est une condition préalable essentielle pour s’assurer que l’analyse d’Amnesty s’appuie sur des preuves fiables, que les auteurs sont confrontés à des faits établis et que cesse l’impunité des coupables. L’Evidence Lab, et le bureau régional d’Amnesty International, poursuivent leurs enquêtes sur la répression brutale des manifestations qui ont secoué Dakar, la ville qui constitue également la toile de fond de nombreux clips vidéo de Baba Kana.